24 janvier 2007

Perspective - Les Jutra: où vogue le navir?

Odile Tremblay - Édition du mercredi 24 janvier 2007


Hier, Bon cop, bad cop, d'Érik Canuel, et Un dimanche à Kigali, de Robert Favreau, ont dominé ex æquo la course aux 9es prix Jutra. Douze citations à chacun des favoris, souvent dans les catégories principales: film, réalisation, acteurs, etc. Ça pleuvait dans leur cour respective. Et moins ailleurs.

Le gala du septième art québécois, qui s'apprête à célébrer le 18 février prochain, paraît en quête d'un gouvernail et l'industrie semble mûre pour une bonne psychanalyse...

Un dimanche à Kigali n'a pas tenu toutes ses promesses mais demeure un film honorable, qui peut briguer les honneurs. Inutile de lui tomber dessus.

C'est la pluie de nominations sur Bon cop, bad cop qui laisse perplexe, pour ne pas dire révolté. Bien des observateurs du milieu se grattaient hier la tête: ces galas ont-ils encore leur raison d'être lorsqu'ils servent à avaliser par dessus tout le succès commercial? À croire que les enveloppes qui récompensent la performance chez Téléfilm Canada ont fait tache d'huile, pour convaincre artistes et artisans votants que le succès est devenu le gage suprême de qualité.

Les deux poulains de tête récoltent deux fois plus de citations que Congorama, de Philippe Falardeau, pourtant grand favori de la critique et oeuvre la plus originale et la plus complexe de la cuvée. Six pour sa pomme (dans les secteurs film, réalisation, prix d'interprétation, scénario). On songe qu'il devrait à tout le moins l'emporter dans cette dernière catégorie.

Mais comment prophétiser désormais quoi que ce soit? Les critères artistiques ne sont plus maîtres à bord. On y perd notre latin.

De fait, pourquoi une oeuvre aussi forte que Kamataki, de Claude Gagnon, dans son décor nippon, se retrouve-t-elle finaliste dans deux catégories seulement: réalisation et musique, sans figurer au meilleur film?

Hier, les nominations des Jutra nous ont refait le coup des Génies canadiens avec ce Bon cop, bad cop trop présent.

Or la popularité au guichet est une chose, la qualité, une autre...

Amusante primeur cependant: dans deux cas, les acteurs finalistes furent choisis en tandem, sans trancher entre l'un et l'autre: le couple Patrick Huard-Colm Feore pour Bon cop, bad cop, le duo Paul Ahmarani-Olivier Gourmet pour Congorama.

Mais pourquoi donc ni Gilbert Sicotte, ni Marie Gignac, qui portent sur leur dos La Vie secrète des gens heureux, de Stéphane Lapointe, ne figurent dans le peloton des prix d'interprétation?

Ironie du sort, au même moment hier, les nominations aux Oscars ont rappelé que, de l'autre côté de la frontière, on fait bel et bien la différence entre une oeuvre qui vaut son poids de statuettes et une production dont le but principal consiste à courtiser les recettes aux guichets. Dieu sait pourtant si Hollywood a l'habitude de maintenir son nez dans le tiroir-caisse. Ça n'empêche pas les membres de l'Academy of Motion Picture d'avoir choisi comme finalistes des Scorsese, Eastwood, Iñarritu...

Bon! 2006 ne fut pas au Québec un grand cru en matière de qualité. On ne visait pas le haut de l'échelle. N'empêche!

Comment comprendre les choix des membres votants de l'industrie? Cuvée de rupture. Cuvée d'incompréhension.

La morosité de l'année cinématographique québécoise était hier perceptible à la conférence de presse entourant les nominations. Pour la toute première fois, la plupart des têtes d'affiche finalistes brillaient par leur absence, tant chez les acteurs que chez les cinéastes.

Où était entre autres l'équipe de Bon cop, bad cop, pourtant omniprésente sur la liste des finalistes? Déguisée en courant d'air.

Parmi les acteurs retenus dans des rôles principaux ou de soutien, Danielle Proulx (pour Histoire de famille), Gabriel Gascon (Guide de la petite vengeance) et Paul Ahmarani (Congorama) -- ce dernier également porte-parole des Jutra -- s'étaient déplacés. Rares oiseaux de leur espèce...

Les Patrick Huard, Pierre Lebeau et Lucie Laurier (Bon cop, bad cop), Ginette Reno (Le Secret de ma mère), Luc Picard et Céline Bonnier (Un dimanche à Kigali), Marc Béland (Guide de la petite vengeance), Anne Dorval et Gilles Renaud (La Vie secrète des gens heureux), Fanny Mallette (Cheech), pour ne citer qu'eux, manquaient à l'appel. Au grand dam des médias électroniques, qui cherchaient des vedettes à qui tendre le micro.

Une chance que Normand Brathwaite, le maître de cérémonie, s'était pointé, ainsi que Michel Côté, ci-devant président des Jutra.

Non, le climat n'était guère à la fête. Trop de déceptions, de blessures à soigner, de critiques négatives, d'orientation en flottement.

Après une lune de miel de quatre ans, la rupture entre médias et milieu cinématographique fut violente en 2006. Que l'industrie n'ait pas eu trop envie hier de rencontrer les journalistes peut se concevoir. La déprime d'une année morne a dû jouer quant au reste.

Si bien qu'on se demande quelle atmosphère flottera sur le Gala des Jutra, le 18 février, au théâtre Maisonneuve? La fierté des dernières éditions, palpable dans la salle et dans les coulisses depuis quelques années, se sera sans doute émoussée là aussi..

Il fut un temps où Les Boys remportait la bobine d'or de la production la plus populaire en salles, tout en laissant à d'autres le soin de figurer au tableau des meilleurs films de l'année. Un temps où nos galas courtisaient l'excellence. Un temps où le milieu du cinéma faisait la part des choses. Mais où en sommes-nous maintenant?